Un Eléphant Rose sur la Place des Martyrs

Mémoire :
nom féminin
(latin memoria)
· Activité biologique et psychique qui permet d’emmagasiner, de conserver et de restituer des informations.
· Cette fonction, considérée comme un lieu abstrait où viennent s’inscrire les notions, les faits
· Aptitude à se souvenir en particulier de certaines choses dans un domaine donné
· Image mentale conservée de faits passés
· Ensemble des faits passés qui reste dans le souvenir des hommes, d’un groupe
· Souvenir qu’on a d’une personne disparue, d’un événement passé ; ce qui, de cette personne, de cet événement restera dans l’esprit des hommes

Si j’en crois Monsieur Larousse, la mémoire est cette faculté que l’être humain a à se rappeler des évènements et des personnes du passé, à garder en soi des faits et notions qui lui sont arrivés ou qui se sont passés autour de lui.
Hum.
Si j’en crois le Liban, la mémoire est un outil manipulable à outrance, qui ferait que l’on se rappelle certaines choses au nano détail près, avec une précision de joaillier arménien (exemples, en vrac : ce qu’une telle portait le soir du 345ème mariage de l’été 1995, la gloire passée du Liban des années 60, la querelle de famille qui divise des cousins depuis trois générations) et qu’on préfère allègrement en oublier d’autres (exemples, en vrac : que l’on a été un milicien pendant la guerre civile, que notre fortune provient du tehrib, du trafic de drogue/d’armes/de personnes pendant la guerre civile et la guerre civile elle-même).
Ainsi il me semble que le pays du Cèdre prend un malin plaisir à occulter son passé d’ex pays mis à feu et à sang par sa population, aidée en cela par d’autres nations. Le concept de Mémoire entre bien souvent en conflit avec le concept d’Histoire. Les historiens considèrent que leur matière est objective et critique, par opposition à la mémoire qui serait polysémique et recouvrirait plusieurs sens, passé présent, souvenirs, utilisation politique de ce passé prégnant. En clair, La Mémoire ne serait pas un outil fiable dans la quête de la vérité historique, tout simplement parce que si l’on assimile mémoire et souvenirs, ceux-ci seront aussi différents que les personnes qui les relatent.
Selon Marie-Claire Lavabre, directrice de Recherches au CNRS à Paris, la Mémoire Collective représente toutefois un élément non négligeable pour l’historien qui tente de reconstituer les pièces du puzzle des événements passés :
« La mémoire collective se définit comme une interaction entre les politiques de la mémoire -encore appelée ” mémoire historique “-, et les souvenirs -” mémoire commune “, de ce qui a été vécu en commun-. Elle se situe au point de rencontre de l’individuel et du collectif, du psychique et du social. »
De part sa centralité entre une éventuelle manipulation de l’histoire par les dirigeants et les historiens et le vécu des populations (raconté à travers le prisme du regard d’humains subjectifs), la Mémoire Collective contribue à la création de l’identité d’un peuple. Ce qui est inscrit dans la Mémoire Collective l’est aussi bien dans la psyché des individus mais également dans la société toute entière, et agit par là même comme un ciment pour cette société qui se retrouve dans ces souvenirs partagés, reliant les individus, créant un sentiment d’unité.
Je me demande donc où est la Mémoire Collective des Libanais par rapport à la guerre civile ? Il semblerait que chaque communauté ait sa propre mémoire collective, bien différente de celle des autres, et ces clivages semblent empêcher la création d’une mémoire collective nationale et donc d’une unité nationale. La meilleure preuve de cet état de fait ? Tout simplement l’absence de curriculum sur la guerre civile Libanaise. Les Ministères de l’Education et autres commissions se succèdent au Liban et la guerre civile n’atterrit toujours pas dans les manuels d’histoire des écoliers. Personne n’arrivant à se mettre d’accord sur le déclenchement, le déroulement et la fin de la guerre, celle-ci reste donc la grande absente des rentrées de classe et commence tout doucement à s’ériger en tabou.

From Summer 2009

La guerre civile au Liban s’est terminée par une amnistie, formidable exercice d’auto absolution de chefs de guerre sanguinaires se prenant pour Dieu. Les miliciens se sont donc retrouvés au chômage, et comme aucune entreprise de réhabilition n’a été mise en place, ont replongé aussi sec dans la vie civile. Pas de jugement, pas de Commission Vérité et Réconciliation, pas de Tribunal Spécial pour juger les crimes de guerre, pas même de centres psychologiques pour les anciens miliciens, rien. Rien que le néant. A croire que rien ne s’est passé.
S’en est suivi une reconstruction effrénée. Que les choses soient claires : il est évident que j’admire la force de vie des Libanais qui ne se laissent jamais abattre, mais je ne peux m’empêcher de me demander si cette fièvre ne cache pas une volonté de tout enterrer, tout effacer, de revendiquer une sorte d’amnésie coupable. La société actuelle montre bien que les fractures de la guerre ne sont pas oubliées, que la guerre est encore partout, dans les mentalités, dans les réactions et dans les peurs des gens, même si tt le monde préfère ignorer ce gros éléphant rose au milieu de la place des martyrs. En psychologie, la stratégie de l évitement est “un comportement de défense mis en place pour ne pas se trouver confronté avec une situation redoutée.”Formidable, nous assistons donc à une stratégie de l’évitement à échelle nationale. Le problème, c’est qu’en psychologie comme en sociologie, l’évitement ne mène pas au succès: le phobique qui refuse de regarder sa peur dans les yeux se voue à une vie misérable, paralysé par l’angoisse et la peur.
Parler de la guerre civile équivaudrait presque à perpétuer un acte honteux, où celui qui se pose des questions se verrait accuser d’être un rabat joie, de faire défaut à la légendaire vitalité libanaise qui voudrait que l’on oublie le passé pour ne penser qu’aux plaisirs du présent. Il ne faut certes pas se laisser engloutir par le passé, mais de là à l’ignorer totalement alors qu’il imprègne jusqu’à ce jour tous les domaines de la vie sociale, il y a là un pas qu’il ne faudrait pas franchir. Il s’agirait plutôt, comme l’exprime Paul Ricoeur : « de penser une “politique de la juste mémoire” qui sache critiquer aussi bien la complaisance de certaines exagérations commémoratives que la négligence irresponsable du “ne pas vouloir savoir”, de l’oubli futile ».

Oui mais voilà, comment peut-on oublier un passé présent? Un passé qui esquisse jusqu’à présent les contours de la société, un passé qui empoisonne toujours les cœurs ? Nous attendons toujours notre musée de la guerre civile, nos commémorations, nos tables rondes sur le dialogue intercommunautaires.
Sans te rappeler ton passé tu ne peux savoir où tu vas. Se remémorer la guerre ne relève pas d’une quelconque fascination morbide, mais plutôt d’une prise de conscience libératrice et purificatrice. Oui, nous avons vécu la guerre. Oui, nous sommes un peuple qui a vécu la guerre. Une guerre civile. NOUS, le PEUPLE libanais. Prenons plutôt la guerre comme point d’ancrage de cette identité nationale qui nous fait si cruellement défaut, célébrons-la comme élément fédérateur. Car toutes les communautés, tous les individus, tout le monde a souffert et la souffrance rapproche. En faisant face au fantôme de cette guerre qui nous harcèle, nous prenons enfin notre destin national en main, nous arrêtons de distribuer des blâmes et nous osons enfin dire: quelles que soient les raisons, quel que soit le déroulement des événements, l’essence de ce qui nous est arrivé à TOUS, toutes confessions réunies, est l’horreur la plus totale, la destruction et la mort. Reconnaissons-le et parvenons enfin à dire: plus jamais ça. ET pour que ce plus jamais ça soit plus qu’un simple vœu pieux, agissons enfin en ce sens, au lieu de stupidement répéter les mêmes erreurs. Ne haussons plus les sourcils lorsque nous entendons parler de mariages mixtes, bataillons pour l’avènement du mariage civil, pour l’arrêt du confessionnalisme rampant qui nous entoure, et formons enfin un gouvernement d’UNITÉ NATIONALE, en donnant un sens concret à ce concept jusque là creux.

Ressources
http://www.cnrs.fr/cw/fr/pres/compress/memoire/lavabre.htm
http://www.celat.ulaval.ca/histoire.memoire/appelpage2.htm
http://www.sculfort.fr/articles/litterature/bibliographies/memoireethistoire.html
http://www.fondsricoeur.fr/photo/memoirehistoireooubli.pdf
http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-2-p-185.htm
http://www.phobie.wikibis.com/evitement.php

Comments
3 Responses to “Un Eléphant Rose sur la Place des Martyrs”
  1. Fadi says:

    C'est bizzare, je n'y avais jamais penseé comme ça…mais ça fait tellement de sens! Les libanais doivent, comme on le dit en anglais, "move on" ou "get over it". Certes la guerre était tragique pour tout le monde, et personne ne leur demande d'oublier, mais il faut parvenir a mettre tout ca de coté pour construire un meilleur avenir pour tout le monde, et non pas un avenir destructeur comme aujourd'hui.Les enfants dès l'age de 6 ans crient haut et fort les slogans des partis politique deplorable du pays. Tu as raison sur le coté education: il faut qu'il y ait UNE version de la guerre du Liban qui relate les faits objectivement: quelles étaient les motivations de tel et tel et où ils ont merdé!Ou bien, une decision alternative: legalisation du cannabis au Liban, comme ça tout le monde oublie le passé!

  2. Paola says:

    Merci Fadi, j'aime beaucoup ta vision alternative des choses. Remarque, si tu veux constituer un lobby, tu as les cultivateurs de le Bekaa de ton côté 🙂

  3. Bravo Paola, bien observé. Je me suis toujours demandé pourquoi ce grand vide lorsque il s'agit de la mémoire récente, ou même pourquoi cette propensité à blâmer le monde entier pour la guerre sauf soit-même… la fameuse phrase "la guerre des autres sur la terre du Liban", comme si les Libanais n'y étaient pour rien. La guerre n'est pas encore finie, et on ne peut pas parler d'identité nationale libanaise, puisque la nation libanaise n'existe pas vraiment. Un état libanais, une patrie, oui, peut être, mais pas vraiment une nation.

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